jeudi 8 décembre 2005, 19h58
PARIS (AFP) - Le "feu couve encore sous la braise" dans les banlieues et pourrait "reprendre aux fêtes de fin d’année", a assuré le ministère de l’Intérieur qui défendait jeudi devant le Conseil d’Etat le maintien de l’état d’urgence, contesté par un aréopage de juristes.
Au risque de dramatiser, les représentants du ministère de l’Intérieur devaient convaincre le juge des référés Bruno Genevois que le maintien de l’état d’urgence, instauré le 9 novembre et prorogé pour trois mois le 21 novembre, était toujours justifié.
Face à eux, 70 juristes représentés par le professeur de droit Frédéric Rolin, auxquels s’étaient joints les Verts, assuraient que ce "régime d’exception" n’avait plus lieu d’être puisque "le calme" était revenu dans le pays.
Dans un mémoire remis à la plus haute juridiction administrative, l’Intérieur a affirmé que "l’incendie a existé. Il a été maîtrisé mais le feu couve sous la braise" et l’on peut "craindre que cela ne reprenne aux fêtes de fin d’année", une période traditionnellement propice aux flambées de violence, a indiqué le juge.
"Chaque nuit, 40 à 60 véhicules sont encore incendiés et il faut observer la plus grande prudence à l’approche des fêtes de fin d’année", dit ce même mémoire, selon le juge Genevois.
Invité à être plus précis, Stéphane Fratacci, directeur des libertés publiques au ministère de l’Intérieur, a détaillé : 79 véhicules brûlés dans la nuit du 3 décembre, 46 dans celle du 4, 50 dans celle du 5 et 56 dans celle du 6.
Pourtant, à la mi-novembre, la Direction générale de la police nationale (DGPN) avait fait état d’un "retour à une situation normale partout en France" après une nuit où 98 véhicules avaient été incendiés, une moyenne habituelle, avait dit la police.
"Aujourd’hui, il n’y a pas de troubles et les conditions ne sont plus remplies pour que l’état d’urgence soit maintenu", a répliqué M. Rolin, selon qui "ce régime d’exception ne peut pas avoir un caractère préventif"."On ne peut pas garder l’état d’urgence juste parce qu’on pourrait avoir besoin de s’en servir... Un incident fortuit pourrait embraser les banlieues à tout moment et il faudrait alors garder l’état d’urgence de manière permanente", a-t-il dit.
Après le putsch manqué des généraux à Alger, il a été maintenu (22 avril-30 septembre 1961) "pour éviter que ne réapparaissent des éléments de trouble", a cependant fait remarquer le juge Genevois.
Celui-ci a d’ailleurs relativisé l’ampleur de l’atteinte aux libertés, soulignant notamment que le gouvernement n’avait pas décrété de censure des médias. Quant aux perquisitions possibles aussi la nuit, la question "reste théorique", a reconnu M. Fratacci, puisqu’il n’y en a pas eu.
En revanche, a souligné M. Rolin, des interdictions de réunion sont encore en vigueur dans certaines communes, par exemple dans l’Eure.
Plus généralement, a-t-il dit, ce ralliement de juristes "montre la vive inquiétude des facultés de droit devant la rupture progressive de nos libertés publiques".
"On nous dira demain que, dans telle cité, une situation peut s’embraser et on établira des états d’urgence dans telle zone. Ce qui a été admis aujourd’hui pourra l’être de manière récurrente. Nous nous habituons très vite à cette dévaluation de nos libertés", a ajouté le Pr Rolin, selon qui le pays a fait "un pas vers un système de soft-dictature" (NDLR : dictature douce).
Quelques heures après l’examen par le Conseil d’Etat du recours de quelque 70 juristes, plus de 5.000 citoyens et de 70 associations, syndicats et collectifs ont par ailleurs saisi jeudi symboliquement le Conseil constitutionnel de la prorogation de l’état d’urgence.
"Cette loi, extrêmement dangereuse pour les libertés publiques, est entrée en vigueur sans que les parlementaires ne saisissent le Conseil constitutionnel", déplore la Cimade (service oecuménique d’entraide), à l’origine de cette "saisine citoyenne".
Les signataires, parmi lesquels le Gisti (Groupe d’intervention et de soutien aux travailleurs immigrés), le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap), le Syndicat de la magistrature (SM, gauche), le Syndicat des avocats de France, Ras l’Front, Sud Education, exigent en outre que "la saisine citoyenne du Conseil constitutionnel, actuellement inexistante dans les textes, soit introduite dans la Constitution".